AFRIQUE-FIGURES HISTORIQUES : JULIUS NYERERE, L’ENSEIGNANT ET LE POLITIQUE

Né en 1922, Julius Nyerere était appelé Mwalimu, mot swahili qui veut dire “maître” ou “enseignant”, parce qu’il avait consacré une bonne partie de sa vie à l’enseignement. Il enseigna dans une école catholique, d’abord à Tabora, ensuite à côté de Dar-es-Salam (la maison de la paix en arabe).

Au cours de ses études à Makerere College, université située dans la capitale de l’Ouganda (1943-1945), il s’intéresse à la politique et n’a qu’un rêve : contribuer, avec d’autres étudiants nationalistes, à la libération de son pays colonisé par les Britanniques. Le certificat d’enseignement en poche, il retourne au Tanganyika pour enseigner. À l’école catholique de Tabora, il ouvre une branche de l’African Association (AA), association pour la protection sociale fondée en 1929. Rapidement, il met cette association au service de la conquête de l’indépendance du Tanganyika et du panafricanisme. De 1949 à 1952, il retourne sur les bancs de l’école pour préparer une maîtrise en économie politique et en histoire à l’Université d’Édimbourg (Écosse). Pendant son séjour écossais, il milite dans Fabian Colonial Bureau, un mouvement socialiste et anticolonial basé à Londres, et suit attentivement la lutte des ressortissants de la Gold Coast pour l’autonomie. Mais la prise de conscience politique ne lui semble pas aussi avancée dans son pays qu’au Kenya où les Mau-Mau se sont soulevés contre la colonisation britannique. Il prend alors la direction de la Tanganyika African Association (TAA) en avril 1953. Cette association devient en juillet 1954 l’Union nationale africaine du Tanganyika (TANU en anglais), un parti politique qui prône l’indépendance dans la non-violence. L’année suivante, Nyerere abandonne l’enseignement pour s’engager pleinement en politique. Au nom de la TANU, il prendra la parole devant le Conseil de tutelle des Nations Unies successivement en 1955 et en 1956. En 1958, la TANU participe aux élections législatives mais conteste la tricherie des Britanniques. Aux élections législatives d’août 1960, la TANU obtient 70 des 71 sièges au Parlement. Le Tanganyika accède à l’indépendance le 9 décembre 1961. Une année après, Nyerere est élu président de la nouvelle République du Tanganyika. La fusion avec l’État de Zanzibar donnera naissance à la République de Tanzanie, le 29 octobre 1964.

Nyerere a gouverné en adoptant le swahili comme langue nationale dans l’administration et dans les écoles, en assurant l’alphabétisation de masse et l’école gratuite pour tous, en s’inspirant du style traditionnel pour la prise de décision qui consiste à organiser plusieurs réunions au cours desquelles chacun a la possibilité de s’exprimer avant que le groupe ne parvienne à un consensus, en soutenant les mouvements qui combattaient le colonialisme (l’ANC, la ZANU, le FRELIMO, le MPLA, la SWAPO), en accueillant les Lumumbistes du Congo, des Ghanéens proches de Nkrumah après la chute de ce dernier, en créant avec les présidents ougandais et Kenyan la communauté d’Afrique de l’Est. Nyerere n’était pas replié sur son pays. Il souffrait quand un autre pays africain était confronté à des difficultés. Pourquoi ? Parce que, chez lui, nationalisme et panafricanisme allaient de pair mais aussi parce qu’il croyait que “sans unité, les peuples d’Afrique n’ont pas de futur, sauf comme perpétuelles et faibles victimes de l’impérialisme et de l’exploitation”. Il savait remettre à sa place quiconque osait le défier. Ainsi, en 1979, il contribua au renversement d’Idi Amin Dada qui, une année plus tôt, avait occupé une partie du territoire tanzanien. En 1985, il quitte le pouvoir, de son propre chef, parce qu’il a compris que nul n’est indispensable et qu’il faut partir quand on a atteint ses limites pour permettre à d’autres de servir le pays avec leurs idées et méthodes. Avec l’Ujamaa, vocable swahili qui peut se traduire par “famille” ou “communauté”, Nyerere voulait instaurer une société solidaire, égalitaire, autonome (self-reliant) et comptant sur ses propres moyens ou forces pour se développer. L’Ujamaa était l’élément central de la Déclaration d’Arusha adoptée en février 1967.

Le premier président n’était pas un catholique béni-oui-oui’ Non seulement il était en mesure d’interpeller la hiérarchie catholique de son pays mais il ne tournait pas autour du pot quand il s’adressait à elle. Le 16 octobre 1970, il prononça une importante conférence devant les religieuses de Maryknoll de New York. Il convient de se référer à cette conférence pour connaître sa position sur la mission de l’Église catholique en Afrique. Pour lui, l’Église a été établie pour servir l’homme. Telle est aussi la conception du Concile Vatican II (1962-1965) qui présente l’Église comme “un moyen de l’union intime avec Dieu” (cf. ‘Lumen gentium’, n. 1). Si l’Église n’est pas une fin en elle-même mais un moyen au service de l’homme et de sa dignité, alors elle doit, selon Julius Nyerere, “combattre toute organisation ou structure économique, sociale ou politique qui opprime les hommes”. Il aurait donc apprécié la prise de position de Mgr Michel Russo. En octobre 2012, l’ancien évêque de Doba avait critiqué la mauvaise gestion du pétrole tchadien par le gouvernement, une critique qui amena le dictateur Idriss Déby à l’expulser, quelques jours plus tard. Il aurait applaudi les propos tenus début janvier 2018 par le cardinal Laurent Monsengwo contre le refus de Joseph Kabila de partir après ses deux mandats à la tête du pays : “Il est temps que les médiocres dégagent et que règnent en RDC la paix et la justice !” Nyerere, qui voulait que l’Église ne soit pas passive devant l’injustice et le crime, se serait réjoui d’apprendre que l’archevêque de N’Djamena, Mgr Edmond Djitangar, était parmi les marcheurs qui protestaient pacifiquement, le 15 février 2022, contre la tuerie de Sandana. Nyerere disait aussi que l’Église doit s’occuper de toute la personne (se soucier des âmes est aussi important que lutter contre les structures qui affament et avilissent les corps), ce que Paul VI a appelé le “développement intégral (cf. ‘Populorum progressio’, lettre encyclique, 26 mars 1967).

Pour cet homme, qui fut un des pères fondateurs de l’OUA, ancêtre de l’Union africaine (il faisait partie du Groupe de Casablanca et militait pour la fédération), “l’unité ne nous rendra pas riches, mais elle peut rendre difficiles le mépris et l’humiliation de l’Afrique et des peuples africains”. Il n’était pas seulement dans le peuple et avec le peuple. Il était aussi le défenseur du peuple comme en témoigne cette mise en garde : “Si le peuple n’a aucun droit de regard sur les politiques suivies, pareille situation peut déboucher sur le fascisme et non sur le socialisme” (cf. ‘Freedom and Socialism’, Oxford University Press, 1968). La soumission des pays d’Afrique “francophone” à la France le choquait beaucoup, il trouvait inadmissible le fait que ce pays parle au nom de ses ex-colonies à l’ONU car, pour lui, “aucune nation n’a le droit de prendre des décisions pour une autre nation, aucun peuple pour un autre peuple”. Quand il découvrit que la Grande-Bretagne soutenait la ségrégation raciale en Afrique du Sud, il rompit immédiatement les relations diplomatiques avec elle. Rares sont aujourd’hui les chefs d’État africains capables de faire montre d’un tel courage. À partir de là, on peut aisément comprendre pourquoi, 23 ans après sa disparition, les Tanzaniens continuent d’admirer et de vénérer le Mwalimu.

SOURCE: Journal « Intégration »

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